On est dans marde
Poème pour évacuer un trop-plein qui risque sinon de déborder en effluves malodorants. On veut pas ça…
«J’ai passé deux semaines à changer des culottes pleines de pisse et de marde» – Amina Khilaji
«Le dentier est sale, plein de nourriture séchée, croûtée, durcie / Sa bouche est remplie de sécrétion séchée» – Anick Poulin
l’enfer a déménagé dans les CHSLD
la colère brune au fond de la gorge les yeux mouillés de liquide jaune
ça n’a aucun maudit bon sens
Panique ! des personnes se sont précipitées
pour acheter du papier de toilette
comme des hallucinées fraîchement sorties du désert de leur vie
réalisant que leur dignité allait passer par du papier cul
du Cottonelle UltraComfort siii doux,
haut degré de raffinement de notre évolution
«pour une propreté luxueuse», clame la publicité
pendant que d’autres dormaient dans leurs excréments
pas de papier cul pour soulager leurs tourments
«Je change la culotte pleine d’un monsieur qui me dit, pendant que j’essaie de lui faire oublier que je suis les deux mains sur ses fesses à faire décoller des selles séchées : – Madame, laissez-moi mourir. Personne ne veut vieillir comme ça, Madame» – Amina Khilaji
derrière les chiffres statistiques
des culs sales des bouches négligées
faille d’une société qui a tassé ses effluves
sous le tapis du déni
immense blessure sociale à l’abri des regards
qui hante nos jours
et arpente nos consciences apeurées
qui prennent la poudre d’escampette
jamais n’a-t-on autant parlé de caca
caca oublié échappé
alors que d’habitude on fait comme si on ne chiait pas
comme si on ne mourait pas
le dernier rempart de la dignité s’écoule
quand les selles s’empilent
la mesure de notre monde réduite
à qui peut se vanter d’avoir les fesses propres
qui peut avoir de l’aide pour aller sur le bol
quand ses membres ne lui obéissent plus
qui peut compter sur des bras bienveillants
pour lui permettre de s’endormir frais au sec
comme un bébé et sa couche changée
«Sa culotte d’incontinence déborde, il y en a partout. Faut surtout pas que je vomisse» – Anick Poulin
Retour au bien-être fondamental
à la case départ du début de la route derrière soi
«Je ne savais pas qu’au Québec, on mourait seul dans sa pisse pis sa marde sans avoir soupé» – Amina Khilaji
être à l’étroit dans ses déjections
ce avec quoi on repart
né dans des fluides
en allé dans des excréments
entre les deux, l’inquiétude de ne pouvoir se torcher de façon civilisée
La mort, elle s’entend, nous dit-on, en ces temps de pandémie
un bruit de bulles dans le silence d’une chambre de mourant
qui meurt noyé dans ses propres poumons
une personne âgée se serait jetée en bas de son balcon
âgées, dépassées, infantilisées
mourir seules dans une chambre beige et triste
crève-cœur sociétal
Et nous tous qui avançons vers ce précipice
cette fosse puante
les os gelés le cœur sur le bord de se jeter en bas d’un balcon
et personne pour tenir la main, accompagner ce dernier bout de route
J’ai faim ! J’ai soif !
Mourir de manque de soins de base
mourir surtout de carence affective
pas d’un virus poilu
en 2020
Stupidité absurdité inefficacité pathologique
mastodonte bureaucratique
personne ne sait où trouver les poubelles
des sacs de poubelle en guide d’équipement de protection
des cadavres dans des sacs mortuaires, laissés toute la nuit
sur leur lit la fenêtre ouverte
en attendant qu’on vienne les chercher
Mettez-moi pas au bord du chemin !
Ça fait mal ça pue
c’est nous tous que ça agresse
fait grimacer les narines tord les boyaux
pas de refuge
«Dès que je franchis la porte du vestiaire, l’odeur d’urine, d’excréments et de désinfectant me pogne au nez, même avec le masque» – Anouk Poulin
et tant qu’on n’aura pas trouvé du Febreze
pour se poushpousher de la fraîcheur fade stérilisée
nous serons souillés salis honteux
déambulant les fesses serrées
de peur de laisser échapper des odeurs de poubelle