Inexorable fosse

Ce nouvel article prend une forme différente : une nouvelle, inspirée de l’actualité en cette année 2020.

Ce texte est également disponible en format PDF : Inexorable fosse

 

INEXORABLE FOSSE

 

Porte tes couilles et dénonce !

Un impératif aussi costaud pour commencer la journée, j’ai-tu vraiment besoin de ça !

À peine un œil ouvert, je m’étire dans l’ambiance encore embrumée de mon aquarium de chambre. Sans regarder, j’étreins mon cellulaire, toujours bien sagement à sa place, extension naturelle de mon corps.

D’un coup qu’il se serait passé un événement important durant la nuit ! Ça presse de vérifier !

De toute façon, « tu as assez dormi », me dicte l’heure affichée sur mon téléphone.

Mes yeux ont de la misère à s’habituer à la lumière agressante de l’écran.

L’appareil, bienveillant, a déjà fait le tri et m’indique les tweets dont je dois absolument prendre connaissance. Je serai ainsi moins niaiseuse. Ignorante de l’actualité vraiment essentielle.

Cet énoncé qui a brusqué mon réveil m’entraîne dans une série d’échanges déversant leur lave nauséabonde à propos de la parution d’un livre dont je me fous.

Mais malgré moi, je demeure captive de ce déferlement insensé, happée par les extrêmes de la bêtise des bêtes rugissant à travers l’insignifiant rectangle luminescent.

Une perplexité troublante me submerge. Je ne comprends pas. Je ne comprends pas d’où ça sort, toute cette bave malsaine. Cette exaspération torrentielle.

Mon esprit curieux, quand même ouvert, sent qu’on lui parle une langue avec des codes dont je ne possède pas les clés.

Comme si j’en avais perdu des bouts. Mais où ?

Je prépare mon café, instable, mes doigts s’embrouillent.

 

Le plus calmement possible, je marche vers la libraire où je travaille. Pas une de ces chaînes, mais un havre de bons conseils, de réflexions de fond.

Manquant de m’enfarger à cause des branches mortes qui encombrent les trottoirs.

J’essaie de me vider l’esprit. De penser à des événements heureux.

Comme toutes les fois où ma fille et moi, nous lisons côte à côte, échangeant nos commentaires. Enroulant d’une main distraite une mèche de cheveux de l’autre.

Pour s’accrocher à une chair qui palpite de plaisir. Pour sentir entre nos doigts une présence chaleureuse et aimante.

L’énergie contagieuse de ma fille, sa sensibilité à fleur de peau communicative. Sécurité d’une complicité face aux pathologies sociales ambiantes.

Tout en marchant, j’observe la forêt urbaine qui m’entoure. Ces personnes à l’arrêt d’autobus. Toutes rivées à leur téléphone. Cou rentré. Des bulles hermétiques alignées.

Tenir un cellulaire dans les mains, c’est comme se promener en permanence avec un pistolet chargé.

Qui rend intrépide, gonflé d’assurance. Quand, dans sa propre vie, on ne contrôle plus rien.

On peut actionner la gâchette en tout temps, démolir une existence, et en plus, jouir d’une impunité enivrante. Découverte d’un nouveau pouvoir. Créer cyniquement du chaos.

Sa vie est finie ! Pauvre p’tit gars !

Ce pauvre p’tit gars a eu le malheur d’afficher en spectacle un macaron pour une cause qui ne plaît pas à tout le monde, de toute évidence.

De jugements, définitifs, rendus par des bourreaux anonymes aux crocs satisfaits.

Tu mérites qu’un char te passe dessus !

Trop de personnes armées déambulent dans les rues. Dérangent, dérapent, dépriment aussi.

Ployant, épaules voûtées, sous le poids d’un système lui-même jamais déclaré responsable.

Je vacille. Le trottoir tangue. Houleux.

 

Sur le seuil de la librairie, un journal au titre criard, un corbeau crevant le regard : « Homme de 73 ans tué par la police, quelques heures après avoir refusé de porter un masque dans une épicerie ». L’article mentionne qu’il vivait seul, ne parlait à personne.

Entre le traitement de commandes et le service aux clientes, je jette un œil régulièrement sur mon cellulaire, qui semble doté d’un magnétisme irrésistible.

Un filet de placotages incessants dont je n’ai pas besoin. Difficile en même temps de m’arracher à cette glue néfaste qui siffle en m’écorchant les yeux.

Une curiosité, envahissante, que je m’explique mal.

J’ai toujours aimé fouiller au fond du baril, les deux mains dans les travers humains. Les tueurs en série me fascinent.

Mais les cavernes insondables des réseaux sociaux m’écœurent par leurs bruits de succion visqueuse. Ça disjoncte pas à peu près !

J’en remonte, dégoûtée, j’en émerge, encore plus perplexe.

Je reçois pêle-mêle un déferlement de propos qui font rarement dans la dentelle.

Dsl mais t dans marde !

Asti les mongols pas de vie vont sûrement nous en vouloir pour des mois!

Divertissement malsain. Fascination insidieuse qui m’a contaminée au trognon ! Le cœur de la pomme est pourri, mais je l’avale quand même !

Malgré ma vigilance, je suis prise au piège ! Moi qui me croyais plus smatte !

Ma fille n’arrête pas de me dire : « Je sais pas pourquoi tu continues à lire ça ! » Elle qui s’abreuve goulûment de lectures sur le féminisme, le racisme, le colonialisme !

Les mots offensants, minuscules doses de poison. On les ingurgite sans s’en apercevoir. Ils semblent inoffensifs, mais après quelque temps, irradient un effet toxique.

T’es pas capable de faire le tri, toi, la libraire ? Je devrais pouvoir choisir ceux que j’ingère. Mais trop souvent, ils s’immiscent de force dans mon gorgoton.

Mon tamis a des échancrures béantes. Même que, complice, je tiens la porte pour laisser entrer le flot de la froide folie extérieure.

Les écolos, des extrémistes qui préparent une guerre et un grand suicide collectif !

Je suis renversée de constater que les synapses de certains cerveaux agglutinent des termes familiers et les triturent pour les recracher en d’étonnantes associations. Déflagrations qu’on déverse sans aucun filtre.

Justement, il va manquer de filtres pour la cafetière de la librairie. Disponible pour la clientèle qui aime s’attarder dans cette oasis, de plus en plus fissurée.

Il serait temps de penser à se procurer un modèle réutilisable avant de se faire reprocher de contribuer à la mort des baleines.

Ce matin, deux clientes échangent autour d’un café :

– Les réseaux de pédophilie satanique ! Même dans mes délires les plus fous, j’aurais jamais pu imaginer une théorie aussi farfelue ! Pis qui gagne des adeptes !

– À la radio, on incite les automobilistes à klaxonner les cyclistes pour leur faire peur ! J’en reviens pas !

– Les gens voient des puces électroniques partout ! Ils se sentent espionnés tout le temps !

– Je suis en train d’apprendre tout un nouveau vocabulaire : les féminazies…la diaspora de la moronnerie…

Et la conversation continue, ça papote, ça suppute.

J’écoute. Atterrée.

 

Un message de ma sœur. « Viens me rejoindre, j’ai le goût de te jaser ! 6 heures, au Café Marmotte. »

Je voudrais partir, mais après 50 minutes à essayer de remplir une commande pour un titre, je me fais dire qu’un problème technique m’oblige à recommencer toute l’opération ! Maudites machines qui vampirisent notre temps !

Enfin dehors. Et la porte qui résiste, refuse de se barrer. La rue est bloquée à cause d’une manif contre l’augmentation des pistes cyclables. Je ne peux prévenir de mon retard, le réseau n’est pas disponible.

Soudain un immense nuage noir, une grêle violente qui m’oblige à me mettre à l’abri. Les saisons sont déréglées et déréglantes.

Finalement, j’arrive. Ma sœur me montre la photo de cette humoriste qui vient d’adopter une nouvelle coiffure, avec un toupet. Paraît que ça lui va bien.

J’ai de la misère à me concentrer car à la table tout proche, on s’acharne contre les personnes immigrantes qui sentent mauvais. « On devrait les forcer à se doucher avant de les amener à la cabane à sucre ! »

En sortant, une femme agitée me lance cet avertissement. « Nos gouvernants ont été remplacés par des sosies qui nous veulent du mal », dit-elle en essayant d’ajuster son chapeau.

Escalade de rumeurs inexplicables. Avalanche d’hypothèses trompeuses.

Le bateau prend l’eau de toute part. Les matelots ne dorment plus. Des nuits blanches à jongler entre dettes insurmontables, boulots ingrats et catastrophes naturelles. Alors quoi de mieux que de se trouver une cible pour lui lancer les dards de son insomnie ?

Ver de terre pourri !

Va donc prendre un bain et mettre une brassière !

J’arrête à la pharmacie en rentrant.

– Avez-vous besoin de savoir comment utiliser ces comprimés de vitamines ?, me demande la jeune préposée.

– Ben, je pense qu’on les met dans sa bouche et on les avale, non ?

La montée du ridicule me fait de moins en moins rire.

Veut-on tester ma capacité à demeurer saine d’esprit dans ce monde de fou ?

Et toutes ces recommandations à n’en plus finir. Des « au cas où, peut-être que, s’il fallait que ». A-t-on besoin de se faire rappeler de ne pas déposer ses pieds dans un feu de foyer ?

Le bord de mon manteau, décousu, pend lamentablement. Je passe voir la couturière. Je me sens sans défense. Mes doigts inutiles. Comment je me débrouillerais sans mélangeur ni ordinateur ?

Sur l’écran télé ouvert en permanence, un de ces reportages délirants.

Les maladies gynécologiques sont causées par des rapports sexuels avec des démons.

Il existe de l’ADN d’extraterrestres dans certains vaccins.

– C’est donc ben malade !, soupire la couturière.

– Quelle perte ! On devrait se servir de tous ces esprits échauffés comme énergie renouvelable !

L’incertitude et la peur, des terreaux fertiles pour l’imagination. Ces sentiments doivent être profonds, à voir le degré invraisemblable de certains scénarios échafaudés ces temps-ci.

Le paysage est amoché par les fumées obscures d’une planète en déperdition, cerveaux compris.

Mes doigts massent mes paupières incrédules.

 

Le retour à la maison est ardu. Les égoûts de la ville débordent, charriant des débris rougeâtres putrides. Des mutations sournoises de parasites invisibles.

Le dérèglement qui m’entoure est peut-être contagieux. Est-ce qu’à mon insu, je serais en train de développer des tentacules empoisonnés ? Je me tâte le corps devant le miroir. Ça ne paraît pas encore.

Je continue à suivre l’actualité. Relayée par mon réseau d’amies Facebook.

Qui m’apprend qu’on a discuté de l’installation de machines à vagues dans la Manche afin de repousser les embarcations des populations migrantes vers la France !

Mes doigts n’arrêtent pas de se promener. Inévitablement, je tombe sur des propos cinglants d’une minorité qui s’arrange pour fabuler fort.

Le mot « marde » employé à toutes les sauces. Goûteux pour certaines bouches. Mais bile corrosive qui perfore les artères sociales.

Pour parvenir à se tailler une place dans ce cafouillis, faut-il cafouiller soi-même ? Certains sujets semblent pigés dans le fond du bol de popcorn, après un film de menace où des extrémistes préparaient un plan mondial pour ramollir les matières grises.

Ainsi, on a tenté de démontrer que telle animatrice est une reptilienne qui se nourrit de rongeurs, en se basant sur la forme apparemment étrange de sa gorge.

Les vannes de l’insécurité sont ouvertes et s’écoulent, amères, incohérentes. Je me sens engloutie dans une marée noire de termites sociales. Qui grignotent les poutres de la bâtisse. À quand l’effondrement total ?

Le bon sens, j’aimerais bien le retrouver, le prendre par le collet pour l’asseoir au milieu du salon.

La situation détraquée amène son lot de nouveaux réflexes. Douter automatiquement de toute information. Riposter assurément à n’importe quel commentaire. Tirer à bout portant dès qu’un propos déplaît.

Pas trop reposant pour les personnes visées : c’est pas l’fun de se faire arracher la tête à journée longue !

On s’en fout que ce soit vrai ou pas !

Il urge maintenant d’apprendre de nouvelles compétences afin de survivre. Trousse de secours pour naviguer dans cet univers déglingué : reconnaître un vidéo truqué ; détecter une fausse nouvelle.

Dans ce climat toxique, les propos s’enflamment comme des flèches déboussolées. Pour défendre farouchement son bien-être personnel.

Si mon bar est fermé, je pète les plombs.

Le ciel se tourmente davantage ce soir. Fouettant furieusement la chaleur suffocante des derniers jours.

J’en suis à ce point confuse et ébranlée que je me réfugie dans l’écriture d’histoires où je m’acharne à rétablir un certain ordre au sein de cet univers brutal.

Avec un marqueur dont l’emballage mentionne que ce n’est pas un jouet, qu’il est réservé à des fins d’artisanat et de décoration seulement. Merci pour l’avertissement !

Je trace les contours d’un monde déchiqueté.

Mes doigts massent les épaules de ma fille venue me rendre visite. Tendue comme un arc de boyaux à l’air.

 

Ce soir-là, je suis en train de parcourir, bien tranquille, un de ces livres rassurants, pondéré et décodable.

Ah ! si Aristotle, le robot intelligent inventé par Mattel, avait alors existé quand j’étais enfant. Pour répondre à mes questions et me faire la lecture à l’heure du coucher.

J’ai assidûment lu à ma fille adorée avant de la border.

Justement, la voilà qui ouvre la porte de ma chambre. Je ne savais pas qu’elle était là, je ne l’avais pas entendue arriver.

Hagarde. Son regard mauvais dirigé sur moi.

Je tremble. Stupéfaite.

Elle tient dans ses mains un chaudron fumant. Une odeur forte s’en dégage. Quand elle est rendue tout près de moi, je réalise avec horreur que le contenant déborde d’un acide dissipant des vapeurs toxiques.

Elle semble déterminée à le verser sur moi !

Des gouttes tombées par terre ont déjà creusé des trous dans le bois du plancher.

Dix secondes d’une terreur indicible. La panique s’empare de moi. L’instinct de survie, plus fort que tout.

Au moment où elle s’apprête à me déverser le liquide corrosif, je me rebiffe, me débats et, dans un sursaut primitif, je parviens à répandre le contenu du chaudron sur le corps de ma fille.

Dans un grésillement atroce, tous ses muscles, tendons et os, chair aimée, commencent à se dissoudre sous mon regard horrifié !

Après quatre heures de vide suintant, il ne reste plus de mon amour que des ossements avec encore un peu de viande.

Nous nous tenons véritablement sur le bord d’un gouffre abyssal.

Au fond, je ne vois que du noir glauque. Mes yeux en déluge.

 

Je continue à vivre sur la pointe des pieds, à respirer à petites bouchées rapides, resserrant vitement les lèvres. À me concentrer sur le ménage d’un intérieur que je n’ose plus quitter.

Je compte sans cesse mes dix doigts.

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